Monday, September 19, 2005

La lune et le Golden Gate

Le soleil chauffe San Francisco, pas une goutte de pluie depuis mon arrivée aux Etats-Unis. Il ne devrait pas pleuvoir avant le mois de novembre, encore quelques belles journées en perspective. Johnny s’est fait voler son vélo hier. Vendredi alors que je l’aidais à remplir ses formulaires de demande de bourse, il m’expliquait combien celui-ci lui était utile et ce n’est pas faute de l’avoir soigneusement attaché à un poteau, car je l’ai aidé à le faire. Il sélectionne soigneusement le poteau, il fait attention à ce que celui-ci soit dans une zone bien visible et il attache aussi son balluchon avec toute sa maison à l’intérieur. Mais voilà, parti le vélo, il est vrai que la chaîne et le petit cadenas n’étaient pas à la hauteur et je m’en veux car ce week-end je me disais que je devrais lui acheter un cadenas digne de ce nom. On ne se rend pas compte de ce que c’est que de vivre dans la rue. Johnny me raconte sa vie et je note soigneusement tous les détails. Il dort avec sept autres acolytes, près d’un bâtiment administratif sous caméra surveillance, ainsi ils ont l’impression d’être protégé. Deux femmes et cinq hommes qui partagent un bout de trottoir et un semblant d’humanité. Johnny lui va au collège et ses compagnons de fortune le soutiennent. Ce n’est pas facile de dormir sur le béton, d’avoir son sommeil haché par les bruits de la rue, les bagarres des winos (alcooliques). Johnny se réveille à 4h30 et planifie sa journée, il file ensuite à l’église, là il déjeune et va ensuite en cours. Lorsqu’il commence les cours à 8h, il doit prévoir de garder un peu de nourriture de la veille.
Certains profs ne se rendent pas bien compte de sa situation et ne lui prêtent pas suffisamment d’attention, la prof avec qui il suit le cours de lecture le traite de fou… ce qui n’est vraiment pas le cas. Plus je l’écoute, plus je discute avec lui plus je me rends compte combien il est organisé pour arriver là où il est dans la situation qu’il vit. Certains matins, je le récupère en piteux état, il est grognon et il faut quelques bonnes dix minutes pour arriver à le retrouver, c’est les jours où il n’a pas eu suffisamment d’attention, les jours où la prof précédente lui parle « too sophisticated » et veut lui faire lire de la poésie. Ce qu’il lui importe c’est d’écrire, d’apprendre à organiser ses idées, de parler de lui et de découper des mots pour apprendre à lire. Passées les quelques minutes de mise en route quel plaisir j’ai à l’écouter, à le voir rire et me raconter sa vie. Parfois c’est dur, mercredi passé, il était en larmes, il a pleuré pendant toute l’heure, il était à bout, les souvenirs trop difficiles, je l’ai consolé, le reste de la classe travaillait en silence et a eu beaucoup de compassion. Parfois j’ai envie de chialer, l’autre jour, quand il m’a dit que les seules photos qu’il avait étaient celles de lui et de son vélo et celle de la classe que je leur ai donnée en début d’année, cela m’a touché en plein cœur. Pour lui la classe c’est un peu comme une famille. Le groupe est sympa avec lui, Cha’ronda qui a 18 ans l’interpelle et lui demande souvent comment il va.
Évidemment il n’y a pas que Johnny, il y a les autres, le groupe est soudé, se confie de plus en plus, vient vers moi plus facilement, Konya m’apostrophe dans la cour, me passe la main sur les cheveux en arrivant en classe, elle parle de sa maladie (sida), du fait qu’elle a été abusée. Edwina raconte son homosexualité, Jamina explique le meurtre de son compagnon de 24 dans leur maison. Chacune des vies de ces deux classes de « basic writing » est chargée des pires choses qui peuvent vous arriver aux Etats-Unis, viol, abus sexuel, meurtre. L’autre jour, John est arrivé après deux jours d’absence, il m’a montré un trou dans le bras : « driving by shooting » ben quoi, vous ne connaissez pas, un mec qui passe en voiture et qui vous tire dessus, simple non ?
Côté collègue, cela ne se passe pas trop mal, habitant à San Francisco, je suis un peu isolée d’eux, car ils habitent tous dans la Baie de San Francisco et je quitte le collège dès que j’ai fini le travail à 1430 car il ne fait pas bon traîner dans le quartier. Le collège vous propose une escorte sécurité pour aller de l’école à votre voiture ou au BART, ça donne le ton, « better be careful than sorry » m’a dit un collègue. Je ne l’ai pas sollicitée. Je pars tôt. C’est un peu comme au collège, on se croise dans les couloirs, on se voit peut-être même un peu moins car on a son propre bureau.
Je ne me débrouille pas trop mal avec les cours, mais j’ai un boulot fou pour arriver à être à jour avec toutes les corrections des rédactions des élèves et mes préparations surtout pour la leçon de Critical Thinking. J’ai beaucoup de lectures à faire c’est intéressant. Les lectures sont très politisées, osées pour l’Amérique, mais évidemment pas pour une école à majorité noire. Au cours de Critical Thinking, les élèves sont vraiment brillants. La politique les tient beaucoup à cœur, ils sont écoeurés par la politique de leur gouvernement et sont toujours prêts à débattre des sujets d’actualité tels les événements de Louisiane.
Je m’étonne chaque jour de la tolérance qu’il y a dans les classes, de l’écoute et de l’intérêt pour les autres. J’adore mon travail au collège, mais avant tout les élèves qui m’impressionnent de volonté et d’enthousiasme.
Quand j’ai fini l’école, je rentre à Castro et je travaille pour le lendemain, mes après-midi sont généralement assez bien occupées. Comme ma chambre a peu de lumière, il m’arrive de filer chez Spike’s. Un coffee shop juste à côté de chez moi.
Ensuite je vais au yoga, tous les jours une heure et demie. Je fais de l’ashtanga dans une école géniale et je m’apprête à faire une formation pendant les week-end. Le niveau est exceptionnel. La majorité des élèves de l’école sont des instructeurs de yoga. On monte sur les mains, se contorsionne dans tous les sens et je dois dire que cela termine bien mes journées et me donne de l’énergie pour le lendemain. La salle est immense, dans un grand bâtiment plein de lumière avec des poutres au plafond c’est très beau.
J’essaie de terminer mes corrections le vendredi après-midi, souvent je n’y arrive pas et cela déborde sur le week-end.
Le samedi est consacré au yoga, toujours, mais seulement tôt le matin après quoi je découvre la ville. Ballade à Haights dans les boutiques hippies, le long de l’océan vers Crissy Fields et j’observe avec envie les windsurfeurs et kiters qui se baladent sous le Golden Gate au nez des gros-porteurs. Faire de la planche me tente bien, mais j’ai déjà pas mal de choses en route entre la formation de yoga et l’école ce qui fait que je risque d’attendre la fin du séjour pour me frotter aux grands requins blancs.

Cette semaine j’ai pris mon courage à deux mains, cela faisait quatre mois que je n’étais pas allée chez le coiffeur. Je suis allée chez Bladerunners sur Haights street. On m’a tellement dit de mal des coiffeurs aux US que j’avais pas mal d’appréhension mais bon cela commençait à devenir craignos… Il est vrai que quand on regarde les coupes de cheveux des Américaines cela fait un peu soucis entre les teintures ratées, les coupes androïdes ou Lulu Belle mon cœur balance. Chez Bladerunners, il ne faut pas trop s’attarder sur les coiffeuses, elles sont toutes largement tatouées, quand je dis largement c’est XXXL, les bras le cou et j’ose pas imaginer sous les habits. Les piercings c’est la même chose, bouche, nez oreilles, lèvres. Elles ont toutes des coupes bizarres. J’avais un peu peur de ne pas me reconnaître en sortant. J’ai fait confiance et le résultat n’est pas trop mal. (Les tatouages et le piercing ici c’est vraiment a big thing, la majorité des jeunes en sont couverts et dans des endroits très visible comme la poitrine sur les filles, la nuque, les bras, c’est tout ce qu’il y a de plus délicat… En ce qui concerne le piercing, c’est la même chose et la taille des « bijoux » insérés et énorme pour certains )

La beauté de cette ville continue de m’émerveiller, je ne me lasse pas de la regarder, de la déchiffrer, de la photographier sous toutes les coutures.
En général le dimanche j’essaie d’aller un peu plus loin, du côté de Marin où de Napa Valley. Le week-end prochain je projette de me rendre au Lac Tahoe. Ce dimanche, il faisait un temps superbe, je suis allée lire à Rodeo Beach. Les surfeurs glissaient sur les vagues énormes, des enfants jouaient sur la plage de gros sable noir, l’océan grondait au soleil couchant, les collines ocres se gorgeaient de soleil. Quand j’ai regagné San Francisco, la pleine lune se reflétait dans la baie, le Golden Gate était majestueux.

Friday, September 02, 2005

Castro


Le jour se lève sur Castro. Sur le pas d’une porte un homme dors sous une couverture ne laissant apparaître qu’une touffe de cheveux sales et des bottes éculées. Des assiettes en cartons jonchent le sol ainsi que divers détritus, des pigeons cherchent des restes de nourriture sur le trottoir.
L’été indien a commencé, pour deux mois paraît-il. Le soleil brille, le ciel est éclatant, de ces ciels de bord de mer où la lumière est vive. Pas de montagnes pour arrêter le regard, on voit loin. Le vent nettoie l’air. Les rues sont larges, les maisons basses, le monde vous est ouvert. La journée commence.
Le drapeau multicolore flotte à Harvey Milk plaza comme partout ailleurs dans Castro. Un homme avec une muselière en cuir noire vient de passer avec son maître, plus loin un autre arbore un T-shirt sur lequel est écrit "If you don't like oral sex, close your mouth". Le port du kilt est courant, les pantalons moulants, en cuir noir, les bottes, les anneaux dans le nez. Les piercings et tatouages en tout genre et sur tout le corps sont monnaie courante. Les couples s'embrassent et se touchent en toute liberté. Pas un commerçant, pas un banquier, pas un postier qui ne soit gay.
Le quartier est sympathique et sûr. L'architecture est magnifique, petites maisons de style victorien aux couleurs multiples, en bois à deux étages.
Il y a plein de petits bistrots avec des terrasses, j'aime bien aller boire un thé chez Spike's ou au Bagdad café sur Market Street.

Question nourriture, le quartier regorge de magasins biologiques avec fruits et légumes de qualité. Les restaurants japonais sont bon marché et il y en a un délicieux en bas de chez moi. L'épicier du coin est palestinien, je lui achète des cartes de téléphone internationales et les abonnements de métro.

J'ai fait la connaissance de Tony, un vieux Monsieur Hawaiien que je vois tous les matins en allant au travail, il est contrôleur à l'entrée du métro. On bavarde un peu lorsque je rentre du travail, son fils vit à Paris et il devrait venir bientôt voir sa famille à San Francisco. De ces rencontre au détour des chemins qu'il fait bon prendre, un sourire à 7h du matin cela met de bonne humeur.

Il y a aussi le cinéma Castro, de l'autre côté de la rue, on y joue des films alternatifs, on y passe des rétrospectives. Je viens de voir Oil Factor. Le cinéma est magnifique à l'intérieur comme à l'extérieur avec ses fresques avec ses moulures.

Chacun semble porter ses soucis sans jamais les exposer. La vie n'est pourtant pas facile. Un enseignant gagne trois fois moins qu’à Genève alors que la vie est plus chère. De plus la pratique de leur métier est rendue difficile faute de moyens : imprimantes sans encre ou hors d'usage (j'ai fini par en acheter une ainsi que du papier), photocopies sont contrôlées ( il faut remplir des formulaire lorsque l’on veut imprimer quelque chose, déposer la demande et ensuite on peut récupérer ses imprimés, pour plus de 100 pages, il faut attendre entre 3 et 5 jours). Viennent ensuite les problèmes de copyright, on ne peut pas photocopier n’importe quoi. Il y a des restrictions budgétaires énormes, classes trop peuplées, mais personne se plaint.

Les enseignants écoutent les élèves, les valorisent et je n'ai encore pas été témoin de discussion négative au sujet de l’un d’entre eux. Les enseignants les encouragent et le slogan « no child left behind » semble être plus que respecté. Il faut à tout prix que chaque élève qui a souhaité retourner à l'école soit aidé au mieux, et soutenu quand bien même celui-ci se rebelle. Et là où une autre école aurait échoué et renvoyé l’élève, le collège s’efforce de lui donner encore plus d’attention.
Je suis ébahie devant la tolérance et les efforts d'intégration faits. A Laney, l'école fait de son mieux pour intégrer toutes les nationalités et toutes les ethnies, tous les handicaps physiques ainsi que toutes les différences sociales. Johnny mon élève homeless est étonnant, il continue à venir avec enthousiasme, il fait toujours des progrès. Il est entrain, comme les autres élèves de sa classe, de raconter sa vie. Cela ne va pas vite, mais c’est génial de l’accompagner et de l’entendre me dire combien il est content d’être au contact d’autres gens. L’autre jour, il m’a ramené un travail qu’il a commencé tout seul sur le thème proposé. Il avait noté son temps de travail : 4 heures ! Il a trouvé un questionnaire dans un manuel scolaire portant sur ce sujet et il a répondu aux questions afin de structurer sa présentation. Les feuilles étaient dans un état déplorable car il écrit assis par terre dans la rue, mais le contenu était touchant. A la question : quelle est la chose que vous n’aimeriez pas que les gens sachent à votre sujet, il a répondu : ma solitude. Ou encore à quoi pensez-vous quand vous n’arrivez pas à dormir : trouver un moyen pour retourner à l’école. Il y a aussi Konya, qui arrivait toujours l’air triste et renfrogné, aujourd’hui elle m’a surprise en mettant sa main dans mon dos et en me faisant un grand sourire. Tout mon équipe raconte son histoire que je vais mettre en ligne pour ceux qui sont d'accord. J’adore mon travail même si parfois j'en ressors la gorge nouée.

Le 17 septembre, il y aura une fête au collège sur le thème "recruiters out of school, US troops out of Iraq" avec des workshops présentés par les Black Panthers, les objecteurs de conscience, le centre aztèque et l'association musulmane américaine. Il est vrai que la population des écoles comme Laney sert de chair à canon en Iraq.

Lundi ce sera Labour Day, j’ai donc un weekend de trois jours devant moi. Repos, yoga et ballade du côté de Napa Valley et Marin County en perspective.